CHAPITRE 12
En m’habillant devant le miroir cette nuit-là, j’ai été convaincu que quelqu’un d’autre portait mon enveloppe. Que j’en étais réduit au rôle de passager dans la voiture d’observation située derrière mes yeux.
On appelle ça un « rejet de psycho-intégrité ». Ou de la « fragmentation ». Il n’est pas rare d’avoir des crises, même quand vous êtes habitué à changer de peau, mais c’était la pire depuis des années. Durant un long moment, je suis resté terrifié à l’idée d’exprimer une pensée, de peur que l’homme dans le miroir remarque ma présence. Immobile, je l’ai observé qui ajustait le poignard Tebbit dans son étui à neuroressort, prendre le Nemex et le pistolet Philips et vérifier les charges. Les flingues étaient fournis avec des holsters Fibregrip qui collaient par des enzymes aux vêtements sur lesquels ils étaient pressés. L’homme dans le miroir a placé le Nemex sous son bras gauche – la veste le cacherait – et enfoncé le Philips derrière son dos. Il s’est entraîné à les dégainer une ou deux fois, visant son reflet, mais c’était inutile. Les disques d’entraînement virtuel avaient fait leur travail.
Il était prêt à tuer quelqu’un.
J’ai remué derrière ses yeux.
À contrecœur, il a arraché les pistolets et le poignard avant de les reposer sur le lit. Puis il est resté debout un moment jusqu’à ce que l’étrangeté s’estompe.
Virginia Vidaura appelait cela « la faiblesse des armes ». Après le premier jour de l’entraînement des Corps diplomatiques, c’était un péché capital d’y succomber.
« Une arme est un outil », nous avait-elle dit, un flingue à particules Sunjet à la main. « Elle est conçue pour un usage spécifique et n’est utile que dans ce but. Si quelqu’un se promenait en permanence avec un marteau-pilon simplement parce qu’il était ingénieur, vous le traiteriez de taré. C’est encore plus vrai avec les Corps expéditionnaires. »
Dans les rangs, Jimmy de Soto avait étouffé un petit rire. Nous ressentions la même chose. 90 % des recrues diplomatiques étaient issues des forces conventionnelles du Protectorat, où les armes étaient à la fois des jouets et des fétiches intimes. Les marines des Nations unies se déplaçaient armés en permanence, même en permission.
Virginia avait entendu le toussotement et capté le regard de Jimmy.
— Monsieur de Soto, vous n’êtes pas d’accord. Jimmy s’était balancé sur un pied, étonné de s’être fait griller aussi vite.
— Ben, m’dame… D’après mon expérience, l’image que vous projetez dépend de votre puissance de feu.
Il y avait eu un frémissement d’accord dans les rangs. Virginia Vidaura avait attendu qu’il se dissipe.
— En effet, avait-elle dit en tenant le lance-particules à deux mains. Cet… objet a une certaine puissance de feu. Approchez-vous et prenez-le.
Jimmy avait hésité un instant, mais il s’était avancé et avait saisi l’arme. Virginia Vidaura avait reculé afin de laisser Jimmy seul devant les recrues. Elle avait retiré son blouson des Diplos. Elle paraissait mince et vulnérable dans sa combinaison débardeur.
— La charge est réglée sur Test. Si vous me touchez, j’aurai une brûlure au premier degré, rien de plus. Je suis à peu près à cinq mètres de distance. Je ne suis pas armée. Monsieur de Soto, auriez-vous l’obligeance de me tirer dessus ? Quand vous voulez…
Jimmy avait eu l’air surpris, mais il avait obéi, vérifiant le réglage du Sunjet. Il avait abaissé l’arme et regardé la femme en face de lui.
— Quand vous voulez, avait-elle répété.
— Maintenant ! avait-il crié.
La scène avait été impossible à suivre. Jimmy avait balancé le Sunjet alors que le mot quittait ses lèvres et, suivant la règle des tirs de combat, il avait appuyé sur la détente avant même que le canon soit horizontal. L’air s’était rempli du craquement caractéristique du lance-particules. La langue du faisceau avait illuminé la salle.
Virginia Vidaura n’était plus là. Elle avait jugé l’angle du faisceau à la perfection et s’était effacée. Elle avait réduit de moitié la distance qui les séparait et le blouson dans sa main droite tournoyait déjà. Le vêtement s’était enroulé autour du canon et elle avait tiré un coup sec pour arracher l’arme.
Elle était sur Jimmy et, avant même que celui-ci ait pris conscience de ce qui se passait, elle l’avait crocheté, fait tomber, et avait posé le bord de sa paume sous son nez avec une certaine délicatesse.
L’instant s’était figé jusqu’à ce que mon voisin laisse échapper un long sifflement. Virginia Vidaura avait fait un léger signe de tête et s’était redressée avant d’aider Jimmy à se relever.
— Une arme est un outil, avait-elle répété, à peine essoufflée. Un outil, pour tuer et détruire. Et le moment viendra où, en tant que membre des Corps expéditionnaires, vous devrez tuer et détruire. Il vous faudra alors choisir vos outils. Mais souvenez-vous de la faiblesse des armes. Ce ne sont que des extensions. Vous êtes le tueur et le destructeur. Vous êtes complet, avec ou sans elles.
Après avoir enfilé le blouson inuit, l’homme a croisé son propre regard dans le miroir. Le visage qu’il y contemplait n’était pas plus expressif que celui du robot de chez Larkin & Green. Il l’a étudié un instant, impassible, puis a levé la main pour frotter la cicatrice au-dessus de son œil gauche.
Un dernier regard et j’ai quitté la pièce avec la résurgence glaciale du contrôle déferlant dans mes veines. Dans l’ascenseur, loin du miroir, je me suis obligé à sourire.
« J’ai les foies, Virginia. »
« Respire, disait-elle. Bouge. Contrôle. »
Et nous sommes sortis dans la rue. Le Hendrix m’a souhaité une bonne soirée quand j’ai franchi les portes principales. De l’autre côté de la rue, mon suiveur est sorti d’un salon de thé pour s’engager sur une trajectoire parallèle à la mienne. J’ai parcouru deux blocs, pour profiter de la soirée et me demander si j’allais le semer. Le soleil avait brillé toute la journée et le ciel était plus ou moins dégagé, mais il ne faisait pas chaud pour autant. D’après une carte chargée au Hendrix, Licktown se trouvait à une dizaine de blocs vers le sud. Je me suis arrêté à un carrefour, j’ai fait signe à un autotaxi qui passait au-dessus et vu l’homme faire la même chose derrière moi.
Il commençait à m’agacer.
Le taxi a négocié sa trajectoire vers le sud. Je me suis penché et j’ai passé la main sur le panneau des visiteurs.
— Urbline Services vous souhaite la bienvenue, m’a dit une agréable voix féminine. Vous êtes relié au central expert d’Urbline. Veuillez entrer l’information désirée.
— Y a-t-il des zones à risque dans Licktown ?
— La zone appelée Licktown est considérée comme une zone à risque dans son intégralité, a répondu le système expert. Néanmoins, Urbline Services vous garantit le transport jusqu’à n’importe quelle destination dans les limites de Bay City et…
— Ouais. Pouvez-vous me donner le nom de la rue ayant le plus grand indice de criminalité dans la zone ?
Il y a eu une légère pause. On ne demandait pas souvent ça au système.
— 19e Rue, les blocs entre Missouri et Wisconsin. Cinquante-trois cas de dommages organiques l’année passée. Cent soixante-dix-sept arrestations concernant des substances prohibées, cent vingt-deux cas de dommages organiques mineurs, deux cent…
— Très bien. À quelle distance cet endroit est-il du Jerry’s Closed Quarters… entre Mariposa et San Bruno ?
— La distance à vol d’oiseau est approximativement d’un kilomètre.
— Un plan ?
La console s’est allumée sur un plan de la ville. Jerry’s était précisé et le nom des rues était allumé en vert. Je l’ai étudié quelques instants.
— C’est bon. Déposez-moi ici. 19e et Missouri.
— Conformément aux règles de notre charte de qualité, il est de mon devoir de vous avertir qu’il s’agit d’une destination peu recommandable.
Je me suis assis et j’ai laissé le sourire revenir sur mon visage. Cette fois-ci, je ne me forçais pas.
— Merci.
Le taxi m’a déposé sans plus de protestations au croisement de la 19e et de Missouri. J’ai jeté un coup d’œil en descendant avant de sourire de nouveau. « Une destination peu recommandable » était un euphémisme informatique typique.
Les rues où j’avais pourchassé le Mongol la nuit dernière étaient désertes, mais cette partie de Licktown était pleine de vie et, à côté de ses habitants, la clientèle du Jerry’s paraissait presque saine. Au moment où j’ai réglé l’autotaxi, une dizaine de têtes se sont tournées pour se fixer sur moi, aucune d’entre elles tout à fait humaine. Je pouvais presque sentir les prothèses oculaires faire le point sur la monnaie avec laquelle je payais, contemplant les billets dans une lueur verte et fantomatique. Des narines améliorées à l’aide de gènes canins frémissaient à l’odeur de mon gel de bain de luxe. Les créatures de la rue captaient le « blop » de la richesse sur leur sonar comme un skipper de Millsport traquant les bancs de poissons.
Le deuxième taxi descendait en spirale derrière moi. Une ruelle sombre m’appelait, à une dizaine de mètres. J’ai juste eu le temps d’y poser un pied quand les premiers autochtones se sont présentés.
— Tu cherches quelque chose, touriste ?
Ils étaient trois. Le premier était un géant de deux mètres cinquante, nu jusqu’à la taille. Il semblait avoir raflé le stock complet de muscles à implanter aux dernières soldes de chez Nakamura, avant de se les coller dans les bras et le torse. Des tatouages rouges en illuminum sous la peau de ses pectoraux lui transformaient la poitrine en brasero ; un cobra déroulé se dressait sur les muscles de son estomac. Ses mains ouvertes se terminaient en griffes. Son visage était recouvert de greffes après trop de combats perdus et une prothèse de mauvaise qualité amplificatrice de vision était enfoncée dans son œil. Sa voix était douce et triste.
— Il est peut-être venu s’encanailler, a dit la silhouette à côté du géant, avec un accent vicieux.
Jeune et mince, pâle, avec de longs cheveux filasse qui lui tombaient sur le visage. Son attitude trahissait le neurachem de mauvaise qualité. C’était lui le plus rapide.
Le troisième membre du comité d’accueil n’a rien dit, mais il a relevé ses babines de chien pour montrer des crocs transplantés et une longue langue malveillante. Sous la tête modifiée, son corps était celui d’un homme enveloppé dans un barda en cuir.
Le temps ne jouait pas en ma faveur. Mon suiveur devait payer son taxi, chercher sa direction. S’il était décidé à tenter sa chance. Je me suis éclairci la voix.
— Je ne fais que passer. Si vous êtes malins, vous me laisserez faire. Il y a un citoyen derrière qui fera une cible plus facile.
La pause a été brève. Le géant a tendu la main. Je l’ai effacé, j’ai reculé d’un pas et j’ai simulé une série rapide de frappes mortelles. Le trio s’est arrêté net, le canin s’est mis à grogner. J’ai repris mon souffle.
— Comme je l’ai dit, si vous êtes malins, vous me laisserez passer.
Le géant était prêt à obéir. Je le lisais sur sa gueule cassée. Il s’était battu assez longtemps pour reconnaître les combattants entraînés, et les instincts aiguisés par une vie passée sur le ring lui criaient que la situation n’était pas équilibrée. Ses deux compagnons étaient plus jeunes et avaient perdu moins souvent. Avant qu’il ait pu parler, le gamin aux cheveux filasse a fait un geste rapide avec quelque chose d’aiguisé dans la main et le canin s’est jeté sur mon bras droit. Mon neurachem, probablement plus cher et déjà en alerte, a été plus rapide. J’ai intercepté le bras du gamin et je le lui ai cassé au niveau du coude avant de jeter le gosse sur ses deux compagnons. Le canin l’a évité sur le côté et je lui ai mis un coup de pied de mule, écrabouillant son nez et sa bouche. Un couinement et il s’est effondré.
Le gamin est tombé à genoux, pleurnichant et tenant son coude fracassé dans sa main valide. Le géant s’est précipité pour s’arrêter net, mes doigts raides à un centimètre de ses yeux.
— Non, ai-je dit avec calme.
Le gamin gémissait à nos pieds. Derrière, le canin était prostré là où le coup l’avait projeté, secoué de légers sursauts. Le géant s’est accroupi entre eux, en tendant ses grandes mains comme pour les consoler. Il m’a regardé, une accusation muette sur le visage.
J’ai reculé dans la ruelle sur une dizaine de mètres avant de me retourner et de me mettre à courir. Que mon suiveur me rattrape après ça.
La ruelle tournait à angle droit avant de déboucher dans une autre rue bondée. J’ai franchi le coin et j’ai ralenti pour émerger dans la rue au pas de course. Prenant à gauche, je me suis frayé un chemin dans la foule à coups d’épaules et j’ai commencé à chercher les panneaux indicateurs.
À l’extérieur du Jerry’s, la fille dansait toujours, prisonnière de son verre à cocktail. L’enseigne de la boîte était allumée et les affaires semblaient mieux marcher encore que la nuit précédente. De petits groupes allaient et venaient sous les bras flexibles de la porte robot ; les dealers que j’avais blessés durant le combat contre le Mongol s’étaient fait remplacer.
J’ai traversé la rue et je me suis avancé devant le robot pour qu’il me palpe.
— C’est bon, a dit la voix synthétique. Vous voulez une cabine ou le bar ?
— C’est quoi, le bar ?
— Ha, ha, ha ! a fait le rire protocolaire. Au bar, on regarde, mais on ne touche pas. Pas d’argent échangé, les mains sur le comptoir. C’est le règlement. Et il s’applique aussi aux autres clients.
— Cabine.
— En bas de l’escalier, à gauche. Prenez une serviette sur la pile.
En bas de l’escalier, après un couloir éclairé par un gyro écarlate, après l’alcôve des serviettes et les quatre premières portes fermées.
Le tonnerre puissant des rythmes pourris dans mes oreilles.
J’ai refermé la cinquième porte derrière moi et enfilé quelques billets dans la console pour ne pas faire désordre avant de m’approcher de la vitre en verre dépoli.
— Louise ?
Ses courbes s’appuyaient contre la vitre, les seins écrasés. La lumière rouge de la cabine projetait des bandes de couleur sur son corps.
— Louise, c’est moi, Irène. La mère de Lizzie.
Une tache de quelque chose de sombre entre ses seins derrière la glace. Le neurachem m’a réveillé d’un coup. Puis la porte de verre a glissé et le corps de la fille est tombé dans mes bras. Un canon de gros calibre est apparu derrière son épaule, pointé sur mon nez.
— Bouge pas, enculé. C’est un grilleur. Une bêtise, et ça t’arrache la tête.
Je n’ai plus bougé. L’accent dans la voix n’était pas très éloigné de la panique. Très dangereux.
— C’est ça, a-t-il dit pendant que la porte s’ouvrait derrière moi et qu’un second canon se plantait dans mes côtes. Maintenant, tu la reposes, tout doucement, et tu recules.
J’ai posé le cadavre sur le sol couvert de satin et je me suis relevé. Une lumière blanche très crue a noyé la cabine ; le spot rouge a clignoté deux fois avant de s’éteindre. La porte derrière moi s’est refermée, étouffant la cacophonie du couloir tandis qu’un grand blond en noir s’avançait, les phalanges blanches serrant son blaster à particules. Sa bouche était crispée et le blanc de ses yeux brillait autour de ses pupilles dilatées. L’arme dans mon dos m’a poussé en avant et le blond a continué jusqu’à ce que son canon touche ma lèvre inférieure.
— Qui t’es, toi ? a-t-il sifflé.
J’ai tourné la tête juste assez pour pouvoir parler.
— Irène Elliott. Ma fille travaillait ici.
Le blond a fait un pas en avant et le canon de son arme a tracé une ligne du haut de ma joue au bas du menton.
— Tu mens, a-t-il dit doucement. J’ai un ami au complexe de justice de Bay City et il m’a dit qu’Irène Elliott était toujours en pile. Tu vois, on a vérifié les conneries que tu as servies à cette salope.
Il a donné un coup de pied dans le corps inerte allongé par terre, et j’ai jeté un coup d’œil. La lumière crue révélait les marques de torture sur la chair de la fille.
— Maintenant, tu vas vraiment réfléchir à ta prochaine réponse. Pourquoi poses-tu des questions sur Lizzie Elliott ?
J’ai regardé le canon du flingue et le visage crispé derrière. Ce n’était pas le visage de quelqu’un au courant. Il avait trop peur.
— Lizzie Elliott est ma fille, sac à merde. Et si ton pote au complexe ne se foutait pas de ta gueule, tu saurais pourquoi les archives m’indiquent toujours en pile.
Le flingue dans mon dos s’est fait un peu plus pressant, mais le blond s’est détendu. Un rictus de résignation s’est affiché sur son visage. Il a baissé son arme.
— D’accord, a-t-il dit. Deek, va chercher Oktai.
Derrière moi, quelqu’un est sorti de la cabine. Le blond a agité son arme.
— Toi. Assieds-toi dans le coin.
Son ton était ordinaire, presque détaché.
J’ai senti le canon quitter mon dos et j’ai obéi. Assis sur le sol de satin, j’ai calculé mes chances. Deek parti, il en restait encore trois. Le blond ; une femme dans une enveloppe synthétique de type asiatique (elle tenait le blaster dont l’empreinte du canon marquait encore mes côtes), et un grand Noir dont la seule arme semblait être une barre de fer. Aucune chance. Ils n’avaient rien à voir avec la faune de la 19e Rue. On sentait chez eux une certaine froideur, comme une version au rabais de Kadmin au Hendrix.
Un instant, j’ai observé la synthétique… mais non. Aucune chance. Même s’il avait réussi à éviter les charges dont avait parlé Kristin Ortega, même réenveloppé, Kadmin ne pouvait être cette fille. Kadmin savait. Il savait qui l’avait engagé et qui j’étais. Les regards fixés sur moi dans la biocabine ne savaient rien.
Il valait mieux que ça reste comme ça.
Mon regard s’est porté sur l’enveloppe de Louise. Ils avaient dû tailler dans la chair de ses cuisses puis forcer les blessures à s’ouvrir jusqu’à ce qu’elles se déchirent. Grossier, mais efficace. Ils l’avaient sans doute forcée à regarder, augmentant la douleur par la terreur. C’est à se retourner les tripes de voir son corps subir cela. Sur Sharya, la police religieuse utilisait cette méthode. Louise aurait sans doute besoin de psychochirurgie pour surmonter le traumatisme.
Le blond a vu où mes yeux se dirigeaient et m’a fait un signe de tête lugubre, comme si j’avais été complice.
— Tu veux savoir pourquoi elle a encore sa tête, hein ?
Je l’ai regardé froidement.
— Non. Tu m’as l’air d’un type occupé, mais je suis sûr que tu aborderas le sujet à un moment donné.
— Pas besoin d’attendre. Cette vieille Anémone est catholique. Troisième ou quatrième génération. Serment enregistré sur disque, vœux d’abstinence remplis par le Vatican. Nous en engageons beaucoup. C’est bien pratique, parfois.
— Tu parles trop, Jerry, a dit la femme.
Le blond l’a grillée du regard, mais quelle que soit la réponse prévue, il l’a ravalée quand deux hommes, probablement Deek et Oktai, sont entrés dans la petite pièce. J’ai étudié Deek et je l’ai placé dans la même catégorie que le porteur de barre de fer, puis je me suis tourné vers son compagnon. Mon cœur s’est arrêté un instant de battre.
Oktai était le Mongol.
Jerry a fait un signe de tête dans ma direction.
— C’est lui ?
Oktai a acquiescé lentement, un large sourire triomphant sur son visage. Ses mains énormes se serraient et se desserraient en rythme. La vague de haine qui déferlait sur lui était si épaisse qu’elle l’étouffait. Quelqu’un avait réparé son nez cassé – un amateur, on voyait encore la bosse –, mais cela ne semblait pas suffisant pour justifier la fureur dont j’étais témoin.
— D’accord, Ryker, a dit le blond en se penchant en avant. Tu veux changer ta version ? Tu veux me dire pourquoi tu me casses les couilles ?
Il s’adressait à moi.
Deek a craché dans un coin de la pièce.
— J’ignore de quoi vous parlez, ai-je répondu. Vous avez obligé ma fille à se prostituer, puis vous l’avez tuée. C’est pour ça que je vais vous tuer.
— Je doute que tu en aies la possibilité, dit Jerry, accroupi en face de moi et regardant fixement le sol. Ta fille était une petite conne qui pensait avoir un ascendant sur moi et… (Il s’est arrêté et a secoué la tête.) Mais pourquoi je parle… Tu es devant moi, et pourtant je te crois. Tu es bon, Ryker, je le concède. Bon, je vais te poser la question une dernière fois, gentiment. On peut peut-être s’arranger. Après, je t’abandonnerai à des amis aux techniques plus sophistiquées. Tu vois ce que je veux dire ?
J’ai acquiescé lentement.
— Bien. C’est parti, Ryker. Que fais-tu à Licktown ?
Je l’ai regardé dans les yeux. Menu fretin avec des illusions de grandeur. Je n’apprendrais rien de plus.
— Qui est Ryker ?
Le blondinet a baissé de nouveau la tête et a regardé par terre entre mes pieds. Il semblait triste à l’idée de ce qui allait se passer. Il s’est léché les lèvres et s’est relevé en époussetant ses genoux.
— D’accord, tu es un dur. Mais je veux que tu te souviennes que je t’ai donné le choix. (Il s’est tourné vers la synthétique.) Fais-le sortir d’ici. Qu’il ne reste aucune trace. Et dis-leur qu’il est chargé jusqu’aux yeux. Ils n’obtiendront rien de lui dans cette enveloppe.
La femme a acquiescé et m’a fait me lever avec son blaster. Elle a touché le corps de Louise du pied.
— Et ça ?
— Débarrasse-t’en. Milo, Deek, accompagnez-la.
Le grand Noir a enfilé son arme dans sa ceinture, puis il s’est baissé et a soulevé le cadavre comme une poupée.
Le Mongol a poussé un grognement. Jerry s’est tourné vers lui.
— Non, pas toi. Ils vont dans des endroits que tu n’as pas à voir. Ne t’inquiète pas, ils feront un disque…
— Sûr, mec, répliqua Deek. On te le ramène.
— Bon, ça suffit, a dit la femme en s’avançant devant moi. Comprenons-nous bien, Ryker. Tu es sous neurachem. Moi aussi. Et mon châssis est un Lockheed-Mitoma de classe pilote d’essai. Tu ne peux rien contre moi. Je te grillerai les tripes avec plaisir si tu me regardes de travers. Ton état importe peu là où nous allons… Compris, Ryker ?
— Je ne m’appelle pas Ryker, ai-je répondu, un rien irrité.
— C’est ça.
Nous avons passé la porte en verre dépoli, puis un espace étroit avec une table et une douche pour nous retrouver dans un couloir parallèle à celui qui se trouvait devant les cabines. L’éclairage était direct, il n’y avait pas de musique, et le couloir donnait sur des vestiaires cachés partiellement par des rideaux où des jeunes femmes et des jeunes hommes fumaient ou regardaient dans le vide comme des synthétiques sans hôtes. Si l’un d’entre eux avait repéré notre petite procession, il ne le montrait pas.
Milo était passé devant avec le cadavre. Deek s’était placé derrière moi et la synthétique fermait la marche, le blaster à bout de bras. J’ai jeté un dernier coup d’œil à Jerry, les mains sur les hanches, debout dans le couloir derrière nous. Deek m’a mis une claque et j’ai regardé devant moi. Les jambes pendantes et mutilées de Louise m’ont précédé dans un parking couvert lugubre, où le losange noir et pur d’un aérocar nous attendait.
La synthétique a ouvert le coffre et me l’a indiqué du canon du blaster.
— Il y a de la place. Fais comme chez toi.
J’ai grimpé dans le coffre. Elle avait raison, il y avait de la place, du moins jusqu’à ce que Milo y balance le corps de Louise et ferme le capot, nous laissant tous deux dans les ténèbres. J’ai entendu le claquement sourd des autres portières, puis le murmure des moteurs de la voiture et le léger choc quand nous avons quitté le sol.
Le voyage a été rapide et plus confortable que l’aurait été le trajet correspondant en surface. Les amis de Jerry conduisaient avec prudence ; autant éviter de se faire arrêter par une patrouille quand on transporte des passagers dans le coffre. L’obscurité aurait même pu être agréable sans l’odeur d’excréments qui se dégageait du cadavre de Louise. Elle s’était vidé les boyaux durant la torture.
J’ai passé la plus grande partie du voyage à me sentir désolé pour la fille et à maudire la folie catholique. La pile de Louise était sans doute intacte. Toute considération financière mise à part, elle pourrait être ramenée à la vie sans aucune difficulté. Sur Harlan, elle aurait été temporairement réenveloppée pour le procès, sans doute dans un corps synthétique ; une fois le jugement rendu, le gouvernement aurait versé une prime de soutien aux victimes en sus de la police d’assurance de sa famille. Neuf fois sur dix, le total représentait assez d’argent pour assurer un réenveloppement. Mort, où est ton aiguillon ?
J’ignorais s’il y avait un soutien aux victimes sur Terre. Le monologue agacé de Kristin Ortega il y a deux nuits suggérait le contraire… mais au moins, avec la pile, ramener Louise restait possible. Pourtant, quelque part sur cette planète, un gourou complètement barge en avait décidé autrement. Et Louise, alias Anémone, soutenait cette folie comme tant d’autres.
Les humains. Je ne les comprendrai jamais.
La voiture a viré sur l’aile et le cadavre a roulé sur moi. Quelque chose d’humide a traversé la jambe de mon pantalon. Je commençais à suer de peur. Ils allaient me transplanter dans une chair ne bénéficiant pas de la résistance à la douleur de mon enveloppe actuelle. Et tant que j’y serais prisonnier, ils pourraient faire ce qu’ils voudraient, y compris la tuer physiquement.
Avant de recommencer avec un nouveau corps.
Ou, s’ils étaient réellement sophistiqués, ils pouvaient implanter ma conscience dans une matrice virtuelle pareille à celles dont se servent les psychochirurgiens et me torturer électroniquement. D’un point de vue subjectif, il n’y aurait aucune différence, mais ce qui aurait pris des jours dans le monde réel pouvait être accompli en quelques minutes.
J’ai avalé ma salive avec difficulté, me servant du neurachem pour apaiser ma peur. Aussi doucement que je le pouvais, j’ai repoussé l’étreinte glacée de Louise et essayé de ne pas penser à la raison de sa mort.
La voiture a touché le sol et a roulé quelques instants avant de s’arrêter. Quand le coffre s’est ouvert, un nouveau plafond de parking s’est offert à mes yeux.
Ils m’ont fait sortir avec une prudence professionnelle, la fille se tenant à distance, Deek et Milo sur les côtés pour dégager sa ligne de tir.
J’ai maladroitement enjambé Louise et j’ai posé le pied sur un sol de béton noir. Jetant un œil autour de moi, j’ai vu une dizaine de véhicules, les plaques et les codes-barres illisibles à cette distance. Une rampe au fond conduisait probablement vers la piste d’atterrissage. Il y avait des millions d’installations semblables. Avec un soupir, je me suis redressé et j’ai senti de nouveau l’humidité sur ma jambe. J’ai baissé les yeux ; une trace sombre maculait ma cuisse.
— Où sommes-nous ? ai-je demandé.
— En ce qui te concerne, derrière la ligne d’arrivée, a grogné Milo en sortant Louise. Je l’emmène à l’endroit habituel ?
La fille a acquiescé et il a traversé le parking vers une double porte. J’allais le suivre quand un mouvement du blaster m’a arrêté dans mon élan.
— Pas toi. Là-bas, c’est le vide-ordures… la solution de facilité. Des gens veulent te parler avant que tu le testes. Dans cette direction…
Souriant, Deek a sorti une petite arme de sa poche arrière.
— Ouaip, monsieur le flic dur à cuire. C’est par là.
Ils m’ont conduit dans un monte-charge qui, d’après l’affichage numérique, s’est enfoncé de douze étages avant de s’arrêter. Durant le voyage, Deek et la fille se tenaient à des angles opposés, l’arme levée. Je les ai ignorés, les yeux sur l’affichage.
Quand les portes se sont ouvertes, les techniciens d’une équipe médicale nous attendaient avec un chariot équipé de sangles. Mon instinct m’a hurlé de leur sauter dessus, mais je suis resté immobile. Deux hommes en combinaison bleu pâle se sont avancés pour me saisir les bras et la médic m’a fait une injection dans le cou avec un pistolet hypodermique. Une piqûre glacée, une vague de froid, et mon esprit a plongé dans la grisaille.
Ma dernière vision a été celle du visage indifférent de la médic surveillant ma perte de conscience.